Aga Khan III

Aga Khan III (1877 – 1957)
Dans la Lettre-préface rédigée par Jean Cocteau introduisant les Mémoires de l’Aga Khan III, l’auteur cite Picasso qui établit les points communs qu’il y a entre l’artiste et le chef spirituel. Il dit, en riant, à Cocteau : “Aga Khan, toi et moi, nous faisons encore salle comble”. Comme un artiste ou un sportif, il est en permanence sur l’estrade, mais le poète ajoute que si “les fausses gloires affectent [d’une] distance mystérieuse”, celle-ci est naturelle chez le chef spirituel dont la “grâce véritablement souveraine” fascine.
Mohamed Chah Aga Khan III est né le 2 novembre 1877 à Karachi. Il grandit à Bombay et à Poona en Inde méridionale, où son grand-père s’est établi en 1845 après être tombé en disgrâce auprès du Shah d’Iran. Son père meurt d’une pneumonie en 1885 et il lui succède dans ses prérogatives religieuses et politiques de chef spirituel des Ismaéliens. Il appelle, dans ce cadre, à une religion modérée qui accepte les lois des États dans lesquels la diaspora vit, parlant, dans ses Mémoires, de “rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César”. Il agit en faveur des droits des femmes par l’abolition du voile dans la communauté ismaélienne.
Descendant de Mahomet par sa fille Fatima, il est le représentant d’une branche de l’islam chiite ayant connu ses heures de gloire à l’époque du califat fatimide du IXe au XIIe siècle, reconnaissant un septième imam, Ismaël. Cette branche de l’islam a éveillé la curiosité de Marco Polo aux XIIe et XIIIe siècles dans son Livre des merveilles.
Il vit une enfance princière. Son biographe Yann Kerlau raconte à ce titre que, ne sachant pas la valeur de l’argent, son seul moyen de lire était de voler des livres. Son oncle y coupe court, perçant à jour le stratagème, et il ne vola plus rien. Il rejoint en 1914 l’armée britannique et appelle l’islam mondial à ne pas suivre l’appel au djihad de l’empire ottoman. En 1916, hospitalisé en Suisse, il est la victime d’une tentative d’assassinat de l’empire allemand, son café étant empoisonné et une bombe prête à exploser. Il ne boit pas le café et la bombe n’explose pas. Il est miraculé.
L’Aga Khan III est un diplomate de premier rang, par son rôle de médiateur entre Royaume-Uni et Orient. Il prend la tête de la délégation indienne à la Société des Nations en 1932 et en 1937, il est élu président de cette institution. S’il est un ardent défenseur de la paix et s’oppose au national-socialisme, il approuve les sombres accords de Munich en 1938. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Mohamed Chah Aga Khan III reste neutre et élit domicile en Suisse. S’il reste proche des Britanniques, il tente de vendre en 1939 son écurie à l’Italie mussolinienne, et sa villa sur la Côte d’Azur est épargnée par les Allemands. Après la guerre, il joue un rôle important auprès de Gandhi en 1946-1947. Il se fait, en effet, militant en faveur de la partition de l’Inde en deux : un pays hindou, l’Inde, et un pays musulman, le Pakistan.
Le diplomate cultive aussi un fort intérêt pour les courses hippiques. Cet attrait lui vient de son grand-père avec qui il monte dès ses trois ans. C’est même son premier souvenir, nous raconte-t-il dans ses Mémoires. Il monte sur un poney, assisté de deux serviteurs qui lui tiennent sa selle, en suivant son grand-père dont la monture est un magnifique cheval gris. Son père préfère, quant à lui, la chasse aux fauves et en particulier les tigres, et sa collection de trophées impressionne le prince Édouard VII lors d’une visite royale. Trophées hippiques et trophées de chasse ornent l’Aga Hall, le palais princier de Bombay.
Mohamed Chah Aga Khan III hérite à huit ans du statut de chef spirituel des Ismaéliens mais aussi des capitaux de son père l’Aga Khan II, y compris son écurie de courses. Il est ainsi sans doute le plus jeune propriétaire de l’histoire. C’est un propriétaire de talent, remportant quatre fois de suite la plus grande course indienne, la Coupe d’Or de Nizam. Cette passion qui est aussi un héritage dynastique fait dire à Somerset Maugham que le prince “a les courses dans le sang”. S’il y a certes une part de tradition familiale dans son choix de poursuivre les loisirs de ses aïeux, il y a aussi la volonté pour lui de créer. Dans un entretien au magazine Life en 1948, cité par Philip Jodidio, il déclare que n’étant ni peintre ni poète, sa seule manière de créer est l’élevage hippique : “Vous devez choisir, essayer, croiser, et vous réalisez ainsi une création artificielle”.
Cette tradition familiale est importée par l’Aga Khan III en Europe. Si les couleurs indiennes de l’Aga Khan sont le rouge et le vert, sa casaque en Europe est rouge et marron – ou rouge et chocolat pour d’autres observateurs. Le rouge et le vert sont déjà pris lors de l’enregistrement de la casaque et ses nouvelles couleurs parent même la robe de son épouse Andrée Caron lors de leur mariage. Il apprend à diriger une écurie de courses auprès du magnat William Vanderbilt, alors à la tête de la plus grande écurie du continent. S’il est, avant la Première Guerre mondiale, un simple observateur du turf européen qu’il découvre en 1898 lors d’un voyage, il investit dans son écurie et son élevage entre 1921 et 1922.
À rebours de nombre de ses camarades éleveurs aux stratégies élaborées de croisement, il affirme dans ses Mémoires être “arrivé à la conclusion que c’est à la chance qu’il faut s’en remettre”, tout en se faisant un défenseur à la fois de l’amélioration de la race et de l’outbreeding (mélanger des courants de sang éloignés). Il a toute confiance dans ses entraîneurs William Duke, Richard Dawson et Frank Butters dans les achats et les choix de carrière de ses pur-sang.
Si dans les années 1920 et 1930, le turf anglais n’est pas exempt de concurrence comme en témoigne la vigueur des pensionnaires de Lord Derby, l’Aga Khan III rivalise avec les nobles britanniques. Blenheim, Bahram, Mahmoud, My Love (en association avec les époux Volterra) ou encore Tulyar sont des vitrines de son écurie. Tous Derby winners, respectivement en 1930, 1935, 1938, 1948 et 1952, ils apportent au prince une notoriété publique outre-Manche. Cette notoriété publique s’étend jusqu’au siège de la Société des Nations à Genève, de laquelle on le fait sortir d’une séance en 1935, pour lui annoncer la victoire de Bahram dans le Saint Leger. Somerset Maugham raconte que, déjeunant avec l’Aga peu avant la course, il n’évoque même pas les chances du futur vainqueur du Derby, Tulyar, pour justifier son désintérêt profond pour la chose hippique.
Les chevaux princiers élisent domicile en France après la Seconde Guerre mondiale et l’Aga Khan III remporte à deux reprises le Prix de l’Arc de Triomphe avec Migoli en 1948 et Nuccio en 1952 pour le compte de l’entraîneur Alec Head. Ce dernier raconte, dans Week-End en 1963, que l’entraîneur de l’Aga Khan III lui confie en 1951 un cheval qui doit courir le Prix de l’Arc de Triomphe, Fraise des Bois. Un certain Nuccio est alors le meilleur cheval d’Alec Head et termine deuxième de la course mythique quand Fraise des Bois reste dans le lointain. L’Aga Khan III rachète Nuccio à son propriétaire italien. Ce pari s’avère gagnant car le pur-sang lui offre un deuxième Prix de l’Arc de Triomphe en 1952 après Migoli en 1948. Alec Head devient l’entraîneur principal du Prince en France.
L’Aga Khan III meurt le 11 juillet 1957. Il écrit dans ses Mémoires que “jamais [il] n’a connu un instant d’ennui”. Sa passion pour le turf y a sans doute joué un grand rôle. Son successeur, dans ses fonctions spirituelles, est son petit-fils l’Aga Khan IV qui a su perpétuer la tradition hippique de la famille avec la réussite que l’on connaît.