Duc de Morny

Duc de Morny (1811 – 1865)
“Monsieur de Morny ? Il a deux dadas : les chevaux et le théâtre : il a une situation politique importante ; il est président de la Chambre, membre du Conseil privé, eh bien ! Cela ne l’empêche pas d’être toujours occupé d’un handicap ou d’un vaudeville”, écrit-il de lui-même, sous le pseudonyme de Monsieur de Saint-Rémy, dans l’ouvrage Les dadas favoris. Ce proche de Napoléon III a joué un rôle essentiel dans l’institutionnalisation des courses hippiques comme loisir de l’aristocratie au XIXe siècle.
Selon son acte de naissance, Charles de Morny aurait vu le jour à Paris le 21 octobre 1811. Sauf qu’il semblerait plutôt qu’il soit né le 15 septembre à Saint-Maurice. Ses parents naturels sont la Reine Hortense (épouse légitime de Louis Bonaparte) et son amant le général Charles de Flahaut. Hortense, mère par ailleurs de Louis-Napoléon Bonaparte (futur Napoléon III), aurait donc accouché en Suisse, où elle réside plutôt qu’à Paris. Son acte d’état civil le dit fils de Louise-Coralie Fleury, épouse d’Auguste-Jean-Hyacinthe Demorny, un officier à la solde de Joséphine de Beauharnais (la mère d’Hortense). Son “véritable” père, Charles de Flahaut, n’était en réalité pas le fils du comte de Flahaut, mais de l’amant de sa mère Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord. Morny évoque d’ailleurs son pedigree avec humour : “Dans ma lignée, nous sommes bâtards de mère en fils depuis trois générations. Je suis arrière-petit-fils de roi, petit-fils d’évêque, fils de reine et frère d’empereur.”
Élevé dans un environnement aristocratique et privilégié orléaniste, Morny est éduqué à Paris avant de poursuivre des études à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (que l’on nomme aussi l’École de la cavalerie). Il fut d’ailleurs un brillant officier, engagé dans la conquête de l’Algérie dont il sortira blessé et décoré de la Légion d’honneur. Il se lance dans les affaires dans les années 1830, notamment dans le secteur du sucre, où il fait fortune en investissant dans des plantations en Algérie et des raffineries en France. Cette réussite financière, couplée à ses connexions familiales, lui permet d’accéder à des cercles de pouvoir influents et de gravir les échelons politiques, étant élu en juillet 1842 député du Puy-de-Dôme.
En 1848, Morny soutient activement la candidature de son demi-frère, Louis-Napoléon Bonaparte, à la présidence de la Deuxième République. Lorsque ce dernier devient empereur sous le nom de Napoléon III en 1852, Morny joue un rôle crucial dans le coup d’État du 2 décembre 1851, qui établit le Second Empire. Nommé ministre de l’Intérieur, il est l’un des principaux artisans de la répression contre les opposants politiques. Son influence est telle qu’il devient président du Corps législatif en 1854, où il dirige les débats avec habileté et joue un rôle central dans le soutien aux politiques de l’Empereur.
Homme d’affaires, homme d’État, le duc de Morny est aussi un homme du monde et un acteur incontournable de la “civilisation des loisirs” au XIXe siècle. Passionné de théâtre et de littérature, il collectionne les œuvres d’art et se distingue par son goût des courses hippiques. Il est un acteur essentiel de la “fête impériale”, parade mondaine où la bonne société évolue frivolement entre hippodromes, théâtres, réceptions et bals. Membre du Jockey Club depuis 1837, Morny contribue à populariser les courses hippiques, déjà très prisées en Angleterre où il s’agit d’un loisir royal. Fervent passionné, il joue un rôle majeur dans le développement des courses en France.
Avant la prise de pouvoir de Napoléon III, Morny, dandy parisien, participe même à des courses de steeple-chase comme gentleman-rider. Les joutes hippiques sont aussi des joutes politiques. En 1837, il monte lui-même face à un cheval qui appartient au roi Louis-Philippe. Malgré une victoire dans une première manche, il ne peut rien face au destrier monté par le célèbre Mackensie Grieves “qui eût changé en pégase lui-même un cheval de fiacre”, selon le romancier Marcel Boulenger.
Cependant, le “turf” – mot consacré à l’époque – n’en est qu’à ses débuts en France. Avant Morny, les courses ont lieu à Chantilly, mais aussi au Champ de Mars, terrain vague caillouteux et accidenté qui sert aussi de lieu de manœuvre à l’armée. Pour pallier le déficit sportif de l’hippodrome parisien du Champ de Mars, Morny prend part aux travaux du bois de Boulogne dirigés par le préfet de la Seine, un certain Haussmann, à partir de l’année 1853. Morny lui conseille de transformer la plaine de Longchamp en hippodrome. À cette fin, il fait exproprier les propriétaires des terres et les travaux ont lieu en 1857. En seulement quatre mois, la plaine marécageuse est transformée en l’hippodrome que l’on connaît aujourd’hui.
Morny ne peut pas être présent à l’inauguration, qui a lieu le 26 avril 1857, en raison d’un voyage en Russie où il est nommé ambassadeur après la victoire de Sébastopol. Il y rencontre d’ailleurs son épouse, la princesse Sophie Troubetskoï, fille de Serge Vassiliévitch et suivante de la tsarine. Le nouvel hippodrome est l’hôte, dès 1863, du Grand Prix de Paris. Cette course fait presque jeu égal avec le Prix du Jockey Club et le Derby d’Epsom. Mais elle choque outre-Manche car elle a lieu le dimanche, jour du Seigneur.
On ne refuse rien au Duc, homme d’affaires et spéculateur hors pair. Non seulement ses affaires sont florissantes mais ses idées sont débordantes. Informé du futur tracé des boulevards haussmanniens, il y achète les terrains pour les revendre dix fois plus cher. “Il suffit que l’on entende prononcer, d’un air entendu, le fameux ‘Morny est dans l’affaire’ pour que ladite affaire attire capitaux et obtienne les autorisations nécessaires”. Il lance Sarah Bernhardt et prend sous son aile Alphonse Daudet, à qui il inspirera d’ailleurs le personnage du duc de Mora dans son roman Le Nabab (Zola en fera le comte de Marsy dans Son Excellence Eugène Rougon). Morny investit. Dans les affaires, les hommes et les chevaux. Toute sa vie, et ce dès la fin de sa carrière militaire, ses actions finiront par le récompenser.
Avec son médecin personnel, le docteur Joseph-Francis Olliffe, Morny crée Le Vésinet et son parc dessiné par le comte Paul de Choulot, mais également Deauville, où il fonde la station balnéaire. À partir des années 1860, la ville accueille un Tout-Paris qu’il faut divertir. Cela passe par un casino, l’aménagement de la plage, un bassin à flot pour les yachts, une gare et une ligne de train directe qui relie Paris et Deauville en cinq heures. Morny souhaite la construction d’un hippodrome. Son objectif est de faire concurrence à Baden-Baden, ville thermale très prisée des mondains, où des courses hippiques sont organisées. Celles de Deauville se tiennent au départ sur la plage. En 1863, la princesse de Metternich, femme de l’illustre ambassadeur, assiste à l’une de ces courses. Le 15 août 1864, jour de la fête de l’empereur, l’hippodrome de la Touques, avec ses quarante boxes, est inauguré. Morny restera le fondateur bénéfique, bien que très largement bénéficiaire, de la station balnéaire. L’historien Nicolas Stoskopf évoque le projet de Morny en ces mots : “Si au premier abord, Deauville paraît être le pur produit de la spéculation immobilière et d’un affairisme sans complexe, c’est aussi le résultat d’une rencontre, qui ne doit rien au hasard, entre un grand seigneur visionnaire, le comte de Morny, et une solide équipe de financiers, d’architectes et d’entrepreneurs qui ont su conjuguer leurs talents et leur savoir-faire pour parvenir à leurs fins.” Le Versailles-sur-mer des grandes fortunes du Second Empire est né. Et son créateur en fut l’habile promoteur immobilier. Mais c’est finalement un parfait exemple de ce que deviendra l’industrie du tourisme de luxe. Évidemment, le cheval était pour lui un indispensable divertissement afin de fidéliser la bonne société.
Morny est également un éleveur reconnu. Bien que l’un de ses étalons, West Australian, soit lauréat de la Triple Couronne britannique en 1853, ses entraîneurs Tom Hurst et Henry Jennings ne parviennent pas à faire briller son écurie aux couleurs unies, casaque rose toque rose. Diamant, son meilleur cheval, s’incline en 1856 dans le Prix du Jockey Club face à Lion, lors d’une épreuve disputée une heure après un “dead-heat” entre les deux compétiteurs.
Charles de Morny meurt subitement le 10 mars 1865 à Paris, à l’âge de 53 ans. Cette année-là, un certain Gladiateur remporte le Grand Prix de Paris, qu’il a fondé.
Sa mort est un coup dur pour Napoléon III, qui perd l’un de ses plus proches conseillers et alliés. Le duc de Morny est remplacé à la présidence du Corps législatif par le comte Walevski, fils naturel de Napoléon Ier et Marie Walevska ; ce qui fit dire : “Chassez le naturel, il revient au galop !” Sa collection de tableaux fut vendue aux enchères par le conseil de famille et sa jeune veuve, ainsi que son écurie de chevaux de course. Quelques mois après sa mort, son nom est donné à une nouvelle course de vitesse pour chevaux de deux ans à Deauville. Et si la cité balnéaire perd de son attrait avec sa mort, puis la chute de l’Empire en 1870, elle finira par le retrouver pendant les années folles.
Morny laisse derrière lui un héritage complexe, mêlant succès financiers, réalisations politiques et une passion indéfectible pour le cheval. Il reste une figure emblématique du Second Empire, incarnant à la fois le faste et les contradictions de cette période. Son influence dans le développement des courses de chevaux en France est indéniable, et il est souvent considéré comme l’un des pères fondateurs du sport hippique moderne en Europe.